Alors que l’industrie du textile, l’une des plus polluantes au monde, est de plus en plus couramment pointée du doigt, un nouveau mode de consommation en opposition à la dévastatrice fast-fashion continue de gagner en popularité : la slow fashion. Enquête sur cette mode responsable.
Le matin, lorsqu’on ouvre grand notre garde-robe pour en extirper notre pull préféré et ce jean qui met tant nos jambes en valeur, on est loin de s’imaginer qu’avec des millions d’autres, ils sont le résultat de la 2ème industrie la plus polluante au monde, derrière l’industrie pétrolière. L’industrie textile est responsable de 20% des eaux usées globales, de 10% des émissions carbones et de nombreux autres désastres écologiques. En plus de ça, le programme pour l’environnement de l’ONU estime que 1,5 millions de milliards de fibres de plastiques présentes dans l’océan sont directement dues au lavage de nos vêtements.
Environ 60% des matériaux qui constituent nos vêtements sont fabriqués à partir de plastique. On y trouve par exemple du polyester, de l’acrylique et du nylon. Utilisés pour leurs points forts ; légers, flexibles, durables et peu coûteux, ils ont tout de même un défaut de taille. À chaque lavage, des petites particules appelées micro-plastiques s’échappent de ces textiles. Si bien que chaque année, 500.000 tonnes de ces plastiques sont déversées dans les océans.
Face à ces chiffres dramatiques, à l’été 2019, le Pacte de la mode a été dévoilé. Plus de 60 signataires tels qu’Adidas, Carrefour, Chanel, H&M, Nike, Prada, Puma et Zara s’engageaient en signant ce document à “diriger (leurs) entreprises vers des actions compatibles avec la trajectoire à 1,5° de réchauffement climatique“. Très joliment formulé, le texte est cependant non-contraignant. C’est-à-dire qu’il ne tient qu’aux membres de prendre les mesures nécessaires pour atteindre ces objectifs mais que rien ne les y contraint légalement. La charte identifie néanmoins trois champs d’action : atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, protéger les océans en supprimant le plastique à usage unique avant 2030 et prévenir la déforestation ainsi que la gestion durable des forêts d’ici 2025 dans un engagement pour la diversité. Mais en attendant, comment consommer la mode autrement ?
L’urgence de changer notre façon de consommer
Malgré les bonnes intentions du Pacte de la mode qui s’adresse surtout aux géants de la fast-fashion, pour de nombreux citoyens, les efforts sont encore insuffisants et les valeurs commerciales de ces marques resteront des freins à une réelle transition écologique. En réponse à cet état de faits, depuis quelques années, de plus en plus de petites marques de slow fashion, c’est-à-dire aux enjeux durables, voient le jour.
Nous avons rencontré trois marques belges dont les créateurs se sont lancé le défi de créer une marque en accord avec leurs valeurs : dans le respect des droits des travailleurs et de l’environnement. Un véritable challenge puisqu’il n’est pas évidemment de se démarquer face aux géants de la mode. Mais sans doute que c’est loin d’être leur seul but. Et surtout, ils n’ont avec ces mastodontes que le même secteur d’activités en commun. Sur bien d’autres points, il serait délicat, et même mal informé de chercher des similarités entre ces deux visions opposées de la mode et de ce vers quoi elles devraient tendre.
Consommer mais aussi créer différemment
Marie Smits, 28 ans et bruxelloise, a travaillé pendant 4 ans dans le milieu de la mode avant de fonder sa marque, Mardi Éditions quand elle s’est rendue compte des réalités de l’industrie. Une vision loin de ses valeurs et qui ne lui convenait pas du tout. Consommation excessive de matériaux comme le cuir ou le tissu, déchets toxiques laissés par les teintures, longueur des trajets effectués par les vêtements avant d’arriver en magasin… Pourtant, le chemin vers une marque équitable et écoresponsable n’était pas tout tracé d’avance. D’autant plus qu’elle tenait à tout produire à l’intérieur des frontières de l’Europe.
Le premier défi a été de trouver un fabricant de tissu écoresponsable certifié. Si son expérience passée dans le milieu de la mode lui avait déjà ouvert une série de portes, elle a vite réalisé que les fabricants européens qui répondaient à ses critères étaient rares. De plus, ils proposaient des commandes de tissus beaucoup trop importantes pour la Bruxelloise qui se dirigeait vers une production de pièces en nombre relativement limité. La solution, Marie l’a trouvée dans la récupération de fins de séries et de dead stocks, ces tissus commandés en excès et non réclamés. Ainsi, un premier obstacle s’est transformé en opportunité, puisque cela lui permet aujourd’hui de se procurer des tissus, non seulement de très haute qualité et d’origine européenne, mais cela sans rien produire de nouveau, puisqu’elle rachète des tissus qui seraient autrement brûlés ou détruits.
Mais cette solution n’est pas accessible à tout le monde et d’autres font le choix d’aller chercher leurs tissus en dehors de l’Europe. Ségolène et Alexandra sont soeurs jumelles. Ensemble, elles ont créé Façon Jacmin, une marque de mode en denim. Leur tissu, elles ont décidé de le produire en majeure partie chez un fabricant japonais. Le Japon est, en effet, réputé pour la qualité de leur coton et garantit un meilleur respect de l’environnement dans la production et la confection du tissu que d’autres grands producteurs comme le Pakistan ou le Bangladesh.
Le Japon dispose notamment d’une très bonne gestion des eaux usées. Or la culture du coton, utilisé dans la production du denim, est très gourmande en eau. Tellement que, pour pallier aux écarts annuels de précipitation et assurer l’arrosage des plants, les pays producteurs ont souvent recours à l’irrigation. Environ 50% des cultures de coton mondiales sont irriguées, ce qui fait du coton le troisième consommateur d’eau d’irrigation au monde.
Pour la fabrication des pièces, Façon Jacmin a fait l’essai d’un atelier situé en Belgique, mais n’a pas été satisfait du résultat. “La qualité du haut de gamme s’est perdue au fil des années parce que la Belgique n’est plus un pays où on confectionne,” explique Ségolène, “la main d’œuvre n’est plus assez bonne.” Elles se sont donc tournées vers la Bulgarie, réputée pour son expertise dans le denim.
Le maître mot : une mode plus intemporelle
Si les fondatrices de Façon Jacmin ont décidé de baser leur marque principalement sur le denim, c’est parce qu’il s’agit d’un tissu intemporel, capable de résister à l’épreuve du temps tout en s’embellissant à force d’être porté. Les deux sœurs ont toujours aimé dénicher des pièces datant de la génération de leurs parents : “avant, il y avait des pièces, qui ne se démodaient pas, mais qui étaient solides et tenaient des générations,” confie Ségolène, “c’était ça notre vision.” Leurs pièces sont dès lors très justement appelées les “intemporels”. Loin d’êtres basiques, elles peuvent être portées avec tout, sont confortables et surtout, indémodables : “notre clientèle sait ce qu’elle veut. Elle veut acheter mieux pour acheter moins, elle sait ce qu’elle a dans sa garde-robe et les erreurs qu’elle a fait dans le passé.”
Chez Mardi Éditions, Marie partage cette vision de la mode. Elle procède de façon peu conventionnelle puisque, travaillant avec des quantités limitées de tissu, c’est à partir de ceux-ci qu’elle va dessiner les pièces depuis son atelier à Bruxelles. En décidant quels tissus s’assortissent et quelle quantité est nécessaire pour tel type de pièces, elle va ainsi assembler ses capsules. En moyenne, Marie dessine 9 capsules par an avec un nombre de modèles qui varie de l’une à l’autre.
Pas de collections saisonnières donc chez Mardi Éditions, car elles ne rentrent pas dans la logique de la slow fashion, qui tend vers une production plus raisonnée. Pour la créatrice, le principe des saisons dans la fast fashion est une aberration : « on sort des robes à fleurs en décembre et des manteaux en laine en août quand il fait 30°C dehors, » s’insurge-t-elle. En dehors de ça, elle pense aussi que l’on se dirige vers une mode plus sobre dans laquelle le consommateur voudra porter ses vêtements plus longtemps sans qu’ils ne se démodent après quelques années.
Les sœurs Jacmin ne sont, quant à elles, pas opposées au principe des collections qui suivent les saisons, mais elles entendent tout de même ralentir le rythme par rapport aux grandes marques de textile. « Il y a des jours plus chauds et des jours plus froids, » raisonne Ségolène, « malgré tout, les gens aiment les nouveautés et les pièces inattendues ou plus saisonnières. » Le tout est de garder un équilibre entre les « intemporels », plus simples, mais dont la demande ne cesse d’augmenter et une certaine dose de surprise inspirée par les saisons.
Slow fashion : à chacun sa définition
Ces deux marques slow présentent des façons de faire qui diffèrent mais qui résultent pour chacune d’un choix conscient. Lorsqu’il s’agit d’écologie, Marie Smits souligne très justement qu’aucune marque de vêtements ne peut avoir la prétention d’être parfaitement durable, « on peut tous et toutes essayer de le faire mais chacun va avoir une définition différente du terme “slow fashion”. Certains vont mettre en avant l’aspect éthique, d’autres l’aspect environnemental, etc. (…) Chacun va dans sa direction, il n’y en a pas une qui est meilleure ou même parfaite, mais tant qu’on essaye de faire quelque chose pour améliorer la situation, je pense qu’on est déjà dans le bon. »
Aller toujours plus loin
Hunch est une petite marque lancée en 2018 par les amis Arnaud et Simon au retour d’un voyage en Amérique du Sud. Après être tombés amoureux de la culture et des tissus locaux, ils voulaient lancer un projet qui leur permettrait de participer à la préservation de différentes cultures à travers le monde. Ils ont finalement décidé de créer des t-shirts avec une poche ou un badge faits à partir de ce tissu. Ils ont lancé leur concept avec du tissu ramené de leur voyage au Pérou. Aujourd’hui, ils travaillent avec des associations péruviennes, vietnamiennes et guatémaltèques qui ont pour objectif de mettre leur culture en valeur. Les associations vont ainsi chercher les tissus à la source et rémunérer les personnes directement, sans passer par un tiers parti. Ils sont ensuite envoyés dans un atelier protégé bruxellois avec lequel Hunch collabore. Les employés y confectionnent et cousent des pochettes pour les t-shirts et des badges pour les pulls.
Aux côtés de leurs engagements solidaires, Arnaud et Simon ont également une démarche zéro déchet qui intervient dans chaque décision qu’ils prennent : « chaque chose que l’on va apporter à notre produit ou que l’on va utiliser va être réfléchi en fonction de son impact écologique, » explique Simon. C’est dans cet esprit que les livraisons ont été pensées. En fonction de la taille de la commande, les paquets sont envoyés soit dans une boîte en carton optimisée pour être la plus petite possible, soit dans une pochette en maïs et donc entièrement compostable.
La même réflexion s’est installée concernant la fiche explicative décrivant les valeurs de la marque et qui est envoyée avec chaque paquet. Car pour Simon, il est illogique et contre-productif de donner à une personne quoi que ce soit qu’elle va utiliser une fois et puis jeter. Les fiches sont donc imprimées à l’encre naturelle sur du papier parsemé de graines. Une fois lue, la feuille peut ainsi être semée pour faire pousser des fleurs ou tout autre type de plante.
La slow fashion implique que les choix écoresponsables posés soient sans arrêt sujet à évolution. C’est dans cette optique que les créatrices de Façon Jacmin se sont lancées dans l’upcycling en 2019. Elles encouragent leurs clientes à venir déposer de vieux jeans en échange de bons de réduction et la boutique utilise ces tissus pour créer de nouvelles pièces qui seront mises en vente sur le site. Ce type de production est relativement récent et de plus en plus populaire, car il consiste à créer quelque chose de nouveau à partir d’un produit existant. Cependant, l’upcycling demande un processus plus long que le chemin traditionnel et peu d’ateliers y sont formés. Pour le moment, toutes les pièces sont donc créées artisanalement, dans les ateliers anversois et parisiens de la boutique.
Avec l’aide de stagiaires, Alexandra Jacmin sélectionne les pièces reçues et crée un modèle dans lequel les tissus, préalablement lavés et découpés, seront transformés. Le nombre de créations dépend du modèle et de la quantité de jeans de seconde main récupérée. Cela peut aller de la pièce unique à une cinquantaine de vêtements.
Pour Hunch, les objectifs slow fashion et zéro déchet passent également par Internet. En effet, le numérique est un pollueur considérable et si Internet était un pays, il serait le 3ème plus gros consommateur d’électricité au monde, avec une consommation annuelle de 1.500 TWH. Cela représente l’équivalent de 100 réacteurs nucléaires. C’est pour cela que Simon et Arnaud se sont fixé l’objectif d’avoir un site web neutre en émissions carbones. Pour cela, ils devraient l’héberger dans leurs propres bureaux qui sont alimentés des panneaux photovoltaïques. Mais cela représente un coût important qu’ils ne peuvent pas encore se permettre. En attendant, ils tentent de réduire au maximum le poids de leur site, du texte aux images, en passant par le nombre de pages disponibles. Cela implique donc de ne pas créer de pages invisibles, pourtant nécessaires pour améliorer le référencement du site web sur les moteurs de recherche.
Vers un futur à deux vitesses pour la mode ?
La recette de la slow fashion est loin d’être écrite et ceux qui se lancent tracent leur route en fonction de leurs valeurs et des opportunités qu’ils trouvent sur le chemin. Néanmoins, au fur et à mesure que les mentalités du grand public évoluent, les possibilités se font également plus nombreuses. La crise sanitaire qui a débuté en 2020 a été dévastatrice pour de nombreux commerçants, mais Marie Smits a constaté que la fermeture des commerces a permis à beaucoup de consommateurs de se recentrer sur des valeurs fondamentales. « lls veulent supporter des petits commerces, des marques locales, des produits de meilleure qualité, » remarque-t-elle, « les gens ont eu peur et donc ils se recentrent sur des choses beaucoup plus essentielles. »
En ce qui concerne la fast-fashion, elle semble de plus en plus en décalage avec l’évolution du monde et des mentalités. Raison pour laquelle de plus en plus de poids lourds du genre commencent à changer leurs façons de fonctionner et intègrent tout doucement de l’upcycling ou du recyclage dans leurs collections. On ne peut évidemment pas oublier le récent engagement de plus de 60 grands noms de la mode pour un futur plus vert, mais il reste difficile d’imaginer un futur de la mode foncièrement différent face à de tel objectifs financiers et de tels réseaux de distribution.
Le changement, finalement, se fera probablement par le bas, à coup de petites prises de conscience. Au fur et à mesure, on découvre de nouvelles façons de consommer et on s’éloigne, petit à petit, des grandes enseignes, pour s’essayer à la seconde main, à l’upcycling ou encore à la location de vêtements. Et on ne le dira jamais assez mais : chaque pas compte !
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