Des « twisted candles », des bustes de femmes sans tête, des tapis berbères, des « lounge chairs », une profusion de fleurs séchées… On parie que vous avez craqué pour une de ces tendances récemment ? Vous êtes peut-être atteint.e de « fast design » aigu, et on vous rassure, vous n’êtes pas seul.e.
Si les implications sociales et environnementales de la fast fashion sont désormais communément admises, le « fast design » reste un concept encore largement méconnu. Pourtant, ce phénomène d’achat d’objets d’intérieur en tout genre et de meubles destinés à ne justement pas faire partie des meubles n’a rien à envier à la fast fashion. Même leitmotiv : tendances éphémères au rythme des saisons, achetées le plus souvent de façon impulsive, de piètre qualité et à bas prix. Les designers observent aujourd’hui un boom d’intérêt pour l’ameublement, et cette nouvelle fièvre touche toutes les générations.
Mais d’où vient cette obsession pour la déco ? Noémie Meijer est décoratrice et architecte d’intérieur. Sa page Instagram @noemiemeijer est suivie par près de 43.000 abonnés. « La situation extérieure est difficile. Les gens veulent couper avec le stress en rentrant chez eux, grâce à un intérieur réconfortant dans lequel ils se sentent bien. Cela n’a jamais été aussi vrai qu’en 2021. » Autre circonstance atténuante, le temps laissé à l’ennui. « Le confinement a évidemment joué un rôle. Les gens passent beaucoup plus de temps chez eux, ils ont le nez sur tous les problèmes de leur intérieur. Aujourd’hui, ils font le nécessaire pour ne plus voir ces défauts au quotidien », observe-t-elle.
Ô miroir, mon beau miroir
Cet attrait pour la déco d’intérieur, renforcé par la pandémie, n’a rien de neuf. Les réseaux sociaux ont forgé l’idée que posséder un mobilier design et accueillant était la solution au bien-être. « Instagram a permis d’entrer dans un tas d’intérieurs auxquels on n’avait pas accès avant. Aujourd’hui, on peut voir comment le monde entier se décore, évidemment que cela pousse à améliorer son chez-soi », raconte Céline, influenceuse belge derrière le compte Instagram qui cartonne @idoitmyself.be. Posséder un intérieur comme sur les photos devient un besoin impérieux chez les millennials et au sein de la génération Z (nés après 1997). Plus visible que jamais, la déco devient une extension du style vestimentaire. Pas étonnant que les mondes du design et de la mode aient toujours été intimement liés. « Après un défilé, l’une des premières questions posées aux créateurs est : “À quoi ressemble votre maison ?” C’est tellement révélateur du style d’une personne. Ce que les gens portent peut être inconstant, alors qu’une maison est un reflet clair, large et moins éphémère de la personnalité de son propriétaire », confiait à ce propos la designeuse londonienne Lisa Barlow au « Harper’s Bazaar ».
Pas étonnant non plus de voir de plus en plus d’enseignes de mode étendre leur activité à la décoration d’intérieur. Zara Home fut l’un des précurseurs en 2003, suivie par H&M Home en 2006. Au deuxième trimestre de 2021, Mango lancera (roulements de tambour)… Mango Home ! Le luxe ne fait pas exception à la règle. On observe un intérêt croissant à devenir une marque qui non seulement habille mais s’occupe de tous les aspects élégants de la vie. Hermès, Gucci, Fendi ou encore Armani proposent des « collections art de vivre » que l’on retrouve sublimées dans les intérieurs des stars : du papier peint « Oiseau de Bengale » de Christian Lacroix Maison aux vide-poches « Wild Singapore » de Hermès Home. Et que dire des bougies yeux signées Gucci qui ont littéralement annexé Instagram ? En pleine décennie de contestation sur le marché de l’habillement, la reconversion de tous ces acteurs entraîne une fragmentation du marché du design, créant une profusion de choix jamais vue.
Génération Billy
Face à un tel catalogue, de plus en plus de millennials habillent aujourd’hui leur intérieur de la même manière qu’ils composent leur garde-robe : en suivant les tendances, de manière impulsive et saisonnière. Avec un pouvoir d’achat moins important que ses aînés, mais une forte volonté de rester tendance, cette génération d’acheteurs devient un nouveau marché à conquérir. Selon un rapport Mintel réalisé au Royaume-Uni en 2018, « 77 % des consommateurs ont acheté des articles ménagers au cours de l’année écoulée », et parmi eux « les 25-34 ans sont les plus susceptibles (85 %) d’avoir effectué un achat ». Autre donnée à prendre en compte, les millennials constituent aujourd’hui une part importante de locataires dans le monde. On assiste à une prise d’indépendance plus précoce qu’autrefois. Même si les jeunes belges achètent plus vite que leurs parents – 27 ans en moyenne contre 30 ans pour les baby-boomers –, ils quittent de plus en plus tôt le nid familial, ce qui augmente le nombre d’années passées en location ou colocation. Cette réalité socio-économique pousse de nombreux jeunes adultes à se tourner vers des meubles bon marché dans l’optique d’une déco provisoire – car ils ignorent si elle ira avec leur futur intérieur – mais attirante pour satisfaire leur désir de rendre leur maison « instagrammable ».
Résultat, difficile de trouver une colocation ne possédant pas une bibliothèque Billy ou une armoire Kallax signée Ikea. On estime qu’il se vend une étagère Billy… toutes les cinq secondes dans le monde. Des meubles qui n’ont pas pour vocation d’être montés et démontés au fil des déménagements, et donc peu de chances de durer. Une surconsommation qui implique des enjeux écologiques considérables, même si Ikea n’est pas le pire élève à ce sujet. En Belgique, les chiffres précis sur les habitudes en matière d’ameublement ne sont pas disponibles. Aux États-Unis, on estime que 12 millions de tonnes de meubles et d’accessoires de maison sont jetées chaque année, selon l’Environmental Protection Agency. En France, ce chiffre est de 1,3 million de tonnes, en majeure partie du bois (65 %). Selon le ministère de la Transition écologique, « la quantité de déchets d’éléments d’ameublement (DEA) a beaucoup augmenté ces trente dernières années, du fait de changements d’habitude de vie et de consommation, mais aussi de la durée de vie limitée des produits bon marché ». Leur recyclage et leur revalorisation deviennent donc des enjeux de taille. En 2019, près de 900.000 tonnes de meubles usagés ont été récupérées par l’éco-organisme Eco-mobilier, dont 95 % ont été recyclées ou valorisées en énergie. En 2011, 55 % des meubles usagés finissaient encore en enfouissement en France.
Si de nombreux meubles restent difficiles à recycler, c’est notamment en raison de leur composition. La plupart des meubles bon marché sont construits en panneaux de particules (mélange de copeaux de bois, sciures et autres particules), mais surtout de colle contenant souvent du formaldéhyde, un agent cancérigène. Les centres de recyclage les acceptent, mais leur traitement est compliqué et coûteux. L’incinération ou la mise en décharge reste souvent la solution la plus simple. Idem pour les objets construits en matériaux synthétiques artificiels. De plus, les fibres synthétiques utilisées dans ces meubles sont fabriquées à partir de combustibles fossiles, dont l’extraction et la fabrication nécessitent d’énormes quantités d’énergie et d’eau. Sans parler de l’empreinte carbone qu’entraîne leur transport. « Le mobilier en bois repose sur un matériau soumis à une forte pression mondiale, avec une demande croissante », déclare Julia Young, directrice des travaux du WWF sur les forêts, au « Guardian ». Selon elle, les détaillants devraient au minimum s’assurer que le bois est certifié par le label durable Forest Stewardship Council (FSC). Mais la guerre des prix a poussé beaucoup d’entreprises à placer la durabilité au second plan. Quelle solution dès lors ? « Acheter en seconde main. En prolongeant la vie d’un meuble déjà produit, on est sûr de ne pas contribuer à la pollution d’une fabrication neuve », explique Stéphanie Cornet, à la tête de Trait Déco, société active dans l’aménagement d’intérieurs écoresponsables.
Autre enjeu, le manque de transparence autour de la chaîne d’approvisionnement et du processus de fabrication, incluant des travailleurs sous-payés, notamment en Chine. Difficile dès lors de faire un choix éclairé. Selon Rotor DC, entreprise dédiée à la récup’ d’éléments de construction et de mobiliers sur les chantiers : « Il y a deux grandes questions à se poser : comment créer une économie circulaire pour minimiser l’impact sur l’environnement, et quel est le type d’économie que l’on souhaite organiser. Est-ce que l’on se base sur des travailleurs sous-payés et pas syndiqués ? Quel est le boulot que l’on veut créer pour les générations futures ? Dans un milieu urbain comme Bruxelles, avec des problèmes d’emploi importants, faire dans la production locale permettrait de créer une grande valeur ajoutée au niveau sociétal. »
…mais génération eco-friendly
Il serait pourtant réducteur de les résumer à une foule d’acheteurs compulsifs. Au contraire, il semble que les millienials soient plus conscients que jamais des enjeux environnementaux liés à leurs habitudes de consommation. Le marché du meuble de seconde main gagne chaque année du terrain, alors que le vintage est devenu un moyen de personnaliser les intérieurs, loin des standards de déco. Les alternatives se multiplient aujourd’hui : de la location de meubles à la tendance DIY. « Beaucoup de vocations sont nées pendant le confinement. Les gens ont commencé à se lancer dans des activités manuelles pour se réapproprier leur environnement », raconte Stéphanie, qui organise des formations déco écoresponsables.
« C’est très propre à cette génération, de ne pas avoir envie d’une maison en plastique », explique Kenia Raphaël, designeuse belge de 25 ans. « Ma conscience écologique m’est venue petit à petit. Aujourd’hui, j’essaie de raccourcir au maximum ma chaîne de production. Pour un projet de resto à Saint-Gilles dernièrement, j’ai fait appel à un ami ferronnier qui utilise des matières brutes et j’ai remis au goût du jour de vieilles chaises de bistrot achetées à un particulier. » Une conscience écologique et éthique de plus en plus spontanée chez les jeunes créateurs selon elle.
À l’image de Joachim Froment, 28 ans, designer et cofondateur de Futurewave Agency. Ce dernier a imaginé la collection Strat, des meubles réalisés par impression 3D à partir de plastique recyclé localement. « Aujourd’hui, quand une personne achète un produit, elle n’a aucune idée d’où il vient, » constate-t-il. La solution ? « Une conscientisation de la matière et de la valeur d’un travail. » « Le concept d’”emotional design” est très important dans la déco », affirme-t-il. « Il s’agit de la connexion que l’on crée avec un produit. Plus elle est forte, plus on aura envie de le garder longtemps. » Avec deux collègues ingénieurs, il propose de revaloriser la matière de ses meubles une fois achetés en la broyant et en réimprimant de nouvelles formes grâce à l’impression 3D. « Il ne suffit pas de demander aux gens de changer leurs habitudes, mais leur proposer des solutions qui vont améliorer leur expérience du produit. » L’amour d’un meuble. On n’y aurait pas pensé, et pourtant… Selon Noémie Meijer, la réponse au fast design est encore plus simple : « Évitez les effets de mode, soyez patients. C’est très bien de s’inspirer, mais le but n’est pas de suivre les tendances à la lettre, votre intérieur doit être avant tout à votre image. »
Alors, si on prenait le temps de se connaître et de songer à ce que l’on désire vraiment ?
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