Alors qu’un massacre est en train de s’opérer en Ukraine, de plus en plus de témoignages de viols commis par les soldats russes nous parviennent par-delà les frontières.
Le Figaro relatait récemment le témoignage bouleversant de leur envoyée spéciale, Kateryna Haliant qui admet n’avoir jamais pleuré après une consultation auparavant, parce qu’on ne lui avait “jamais raconté l’enfer”. Le 7 avril dernier, l’AFP partageait cette fois le témoignage anonyme d’une épouse de soldat ukrainien, violée par des militaires russes.
Depuis le massacre de Boutcha, suivi de l’attaque au missile de la gare de Kramatorsk, les récits terrifiants de victimes continuent de s’accumuler. Au point que l’utilisation du viol comme arme de guerre commence à être signalée en Ukraine. Pendant ce temps, une offensive de grande ampleur semble se dessiner dans l’est et sur le Donbass.
Pour mieux comprendre l’ampleur des violences sexuelles qui ont lieu pour l’heure en toute impunité à seulement 3h de chez nous, nous avons rencontré Céline Bardet, juriste et enquêtrice criminelle internationale. Elle est aussi la fondatrice de We Are Not Weapons of War (WWoW), une ONG de lutte contre les violences sexuelles dans les conflits.
Les viols commis en Ukraine peuvent-ils être considérés comme une arme de guerre stratégique ?
Céline Bardet : “D’après les éléments que l’on possède actuellement, on observe un début de systématisation de l’utilisation des violences sexuelles. On le voit à plusieurs endroits, au début à Kherson ensuite Boutcha et à Kharkiv. Mais il faut rester très prudent, car c’est un conflit en cours et qu’il est difficile de corroborer les témoignages. Mais ce qui est certain, c’est qu’on retrouve les mêmes patterns (ndlr : modèles) dans les témoignages qui ressortent. On observe des viols avec une extrême violence, des femmes dont on a cassé les dents, des viols devant les enfants. Ce sont des femmes laissées nues à moitié carbonisées et qui ont certainement été victimes de violences sexuelles même si on ne peut pas encore le confirmer. Ce sont des patterns qu’on retrouve dans les autres conflits.”
On observe des viols avec une extrême violence, des femmes dont on a cassé les dents, des viols devant les enfants.
Pourquoi le viol est-il considéré comme une arme de guerre ?
“Il y a des conflits, des crises ou des contextes fragiles dans lesquels émergent des violences sexuelles. Mais il ne s’agit pas nécessairement d’armes de guerre, il faut faire attention à ne pas tout mélanger. Les viols ne deviennent des armes de guerre que lorsqu’elles sont systématisées, que ce ne sont plus des actes isolés. Ça ne veut pas dire que ça doive être massif mais il doit avoir une visée particulière. On l’a vu de manière globale dans les conflits précédents, le viol peut-être utilisé pour accomplir un crime international ou un crime contre l’humanité comme le génocide au Rwanda. À ce moment-là, le viol entre dans une politique qui a un objectif, que ce soit une volonté de purification ethnique, de terreur, ou le fait de viser des opposants comme en Syrie ou en Lybie.”
Quel est le but derrière ?
“En Ukraine, plusieurs facteurs nous montrent que c’est une arme “idéale” car on est dans un contexte d’agression. La Russie tient depuis le départ des propos très clairs d’humiliation et de punition. On l’a vu au travers d’attaques stratégiques, et le viol rentre complètement dans cette stratégie puisqu’il est pour ainsi dire “l’humiliation suprême”. Je pense qu’en Ukraine, c’est l’approche qui est prise selon les témoignages qui remontent, même si beaucoup de victimes ne sont pas encore accessibles. De plus, la Russie est face à un peuple qui résiste. On vise les femmes parce que tous les hommes sont au combat, c’est une manière d’humilier les hommes qui résistent en s’attaquant à leur famille.
La Russie tient depuis le départ des propos très clairs d’humiliation et de punition.
Le viol est aussi une arme de terreur. Entre femmes, il y a des messages qui se passent pour dire “ne sortez pas” ou “faites attention”. Ce qui se passe alors, c’est que le viol n’est même plus nécessaire comme on l’a vu en Syrie. Dans certaines zones, on faisait courir la rumeur uniquement pour faire fuir des populations. Je pense que c’est aussi ce qu’il se passe en Ukraine.”
Quelles seront les conséquences sur la population ?
“Tous les crimes dans les conflits créent des traumas énormes. Mais le viol a cet aspect particulier qu’il ajoute en plus de la honte et de la stigmatisation. On s’attend à des traumas très longs et à beaucoup de difficultés pour que la parole se libère. Même si les Ukrainiennes parlent et vont porter plainte. On est dans un pays structuré, à une époque où on parle beaucoup du viol de guerre avec un travail de plaidoyer énorme qui a un impact, et on le voit.
Mais ces viols avec une extrême violence qui caractérisent les viols de guerre créent des traumas sur le très long terme, non seulement pour les femmes, mais pour leurs conjoints. Il y a une réelle destruction psychologique par l’intermédiaire des femmes. C’est pour ça qu’il est très important d’identifier les victimes et de commencer à mettre en place un accompagnement médical et psychosocial pour que tout soit prêt dès que ce sera possible. Parce que les retombées vont être énormes.”
Comment peut-on agir ?
“Le problème, c’est qu’on est dans une guerre 2.0. On en parle beaucoup mais on ne peut pas faire grand chose. Pour les violences sexuelles, le plus important c’est que les victimes puissent être identifiées et les preuves sauvegardées. Il faut absolument centraliser tous les éléments de preuve pour les enquêtes judiciaires qui suivront. On a d’ailleurs développé un outil digital qui s’appelle Backup et qui va permettre aux victimes d’abord de s’alerter de manière sécurisée pour qu’on sache où elles sont et pour pouvoir intervenir une fois qu’elles sont accessibles. Elles peuvent notamment transférer des photos, des vidéos et répondre à un questionnaire.
Quand Boutcha et Kiev ont été libérés, il y a des victimes qui ont porté plainte. C’est enregistré. Elles ont été prises en charge par un médecin. Le viol est un élément constitutif de crime international. En Ukraine, il y a une forte volonté de justice. C’est aussi un pays très ouvert, où les femmes ont un vrai rôle à jouer. On qualifie souvent l’Ukraine de société très traditionnelle, mais c’est quand même le pays qui a inventé les Femen ! Et où on trouve plein de députés femmes. Elles sont très actives dans la société ukrainienne.
Il y a un vrai mouvement de justice en Ukraine.
Il y a aussi le président Zelensky qui, dès le départ, a dit que le pays allait résister et répondre par la justice. Et c’est ce qu’ils font. On a une procureure générale, Iryna Venediktova, qui traque minutieusement les crimes de guerre dans l’espoir d’obtenir un jour un procès devant la Cour pénale internationale. Il y a un vrai mouvement de justice en Ukraine, qui est presque sidérant d’ailleurs. C’est aussi un pays très numérique, très innovant et donc très réactif.”
Combien compte-on de victimes de violences sexuelles en Ukraine ?
“C’est difficile à dire, car il est très compliqué d’avoir des témoignages directs en général, et encore plus quand on parle de viol. Certaines femmes ont témoigné, mais elles restent peu nombreuses. Beaucoup de victimes ne veulent pas parler. D’ailleurs, il faut être très prudent, car quand une victime ose parler on vante son courage, mais ça peut enterrer les autres. Ce n’est pas parce qu’une victime ne parle pas qu’elle n’est pas courageuse.
Il faudrait surtout avoir une idée du modus operandi pour identifier des patterns similaires, mais aussi pour identifier les auteurs. En Ukraine, un autre élément qui aide à penser qu’on se dirige vers une arme de guerre, ce sont les milices comme Wagner, qui pratiquaient déjà le viol ailleurs, notamment en Centre-Afrique et au Mali. Idem pour les milices tchétchènes aussi présentes en Ukraine.”
Que risquent les responsables ?
“Dans un conflit, il y a toujours une forme d’impunité totale car on est dans un contexte de chaos. Mais chaque responsable de viol est susceptible d’être poursuivi pénalement de façon individuelle pour crime de guerre ou crime contre l’humanité. Derrière ça, le supérieur hiérarchique de cette personne, s’il avait connaissance de ces actes, est responsable pénalement aussi du fait de sa position. Il peut être poursuivi s’il était au courant mais n’a pris aucune mesure disciplinaire ou, pire, s’il a ordonné ces viols. On commence d’ailleurs à intercepter des appels téléphoniques, certains auteurs de viols parlent même sur des réseaux non sécurisés. C’est une façon de les identifier plus tard.”
Poutine a eu ces propos très lourds de sens vis-à-vis de l’Ukraine en déclarant “que ça te plaise ou non, ma jolie, faudra supporter”
Quel est le rôle de Poutine ?
“Depuis le début, il déclare très clairement qu’il maîtrise cette opération en Ukraine. C’est lui qui l’a ordonnée, qui a posé le cadre. Si cette opération est composée de crimes internationaux, il en est le responsable hiérarchique. Donc pas besoin d’aller chercher très loin, il l’a déclaré haut et fort. Il a aussi eu ces propos très lourds de sens vis-à-vis de l’Ukraine en déclarant “que ça te plaise ou non, ma jolie, faudra supporter”, qui laissent entendre symboliquement que le viol fait partie des outils qui peuvent être utilisés.
Au-delà de la guerre, Poutine mène au sein du pays une politique extrêmement viriliste. La dépénalisation des violences conjugales en 2017 est un indice très clair de l’approche du président sur le droit des femmes. Ça ne définit pas tous les Russes bien sûr, mais Poutine en tant que chef d’état et chef des armées assied un positionnement politique viriliste qui transpire clairement dans ses armées.”
On sait que des soldats russes sont eux-mêmes victimes de violences sexuelles.
“Il y a énormément de violences au sein de l’armée russe. Quand tu y entres, tu sais que tu vas morfler. Les bizutages, la manière dont les militaires sont traités… Il y a une violence extrême qui est intégrée dès le départ. Tout ça pose question, et il va être intéressant de cartographier qui sont les militaires russes envoyés en Ukraine. On sait que ce sont des hommes très jeunes, qui pour la plupart ne comprennent pas ce qu’ils font là, et qui ont été élevés dans une violence systémique. La réponse est donc forcément la violence.
Ces soldats sont évidemment des auteurs de crime mais dans quelle mesure ils sont véritablement responsables de ce qu’ils font ? Tout cela n’enlève pas une forme de responsabilité pénale, mais je pense beaucoup aux mères. Pour les Russes, c’est très difficile de parler et de s’exprimer, ça doit être horrible aussi pour eux.”
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