Celles et ceux qui ont vu le film « Shame » ont forcément en mémoire cette scène malaisante. Brandon, interprété par Michael Fassbender, est appelé dans le bureau de son patron qui lui annonce que le disque dur de son ordi pro est rongé de virus dus à une consommation abusive de porno. Le film, dirigé par Steve McQueen et sorti en 2011, devient l’un des premiers à aborder ouvertement la question de l’addiction sexuelle. Un sujet flou le plus souvent présenté à travers la figure de la nymphomane, une femme à la vie sexuelle un peu trop active au goût de certain·e·s. Loin du slut-shaming qui tourne autour de ce cliché : c’est quoi être addict au sexe ?
Entre gros appétit sexuel et hypersexualité
Alors que la nymphomanie était reconnue comme une maladie au XIXe siècle, époque à laquelle le désir féminin était perçu comme inexistant, voire carrément pathologique, le terme a depuis disparu du « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ». Aujourd’hui, on parle d’hypersexualité pour définir « un comportement qui consiste à ressentir des pulsions très fortes et/ou d’avoir des comportements sexuels répétitifs, intenses, relativement fréquents et persistants dans le temps », explique Laura Regaglia, sexologue et thérapeute conjugale. À noter que, dans la société actuelle, il subsiste un puissant amalgame entre « avoir un gros appétit sexuel » et être victime d’hypersexualité. Quand le premier provoque du plaisir lié au désir et au fantasme, le second génère de la souffrance. D’abord, parce que la sexualité est vécue de façon incontrôlable. Ensuite, parce qu’elle n’apporte aucun soulagement, elle ne laisse aucun répit. Celui ou celle qui en souffre est perpétuellement inondé·e de pensées et de comportements sexuels. Une focalisation persistante, qui bouffe de l’énergie, du temps, jusqu’à toucher l’entourage (conjoint, famille, amis…). « Ces pensées et comportements sont tellement difficiles à faire cesser que la personne va les perpétuer malgré toutes les conséquences négatives que cela engendre », explique l’experte.
Entre 3 et 6 % de la population
Selon une étude menée par l’Inserm en 2011, l’hypersexualité toucherait entre 3 et 6 % de la population. Elle concerne aussi bien les femmes que les hommes. Difficile cependant d’établir une véritable règle ou échelle de valeurs autour de ce mal. Il faudrait pour cela pouvoir estimer ce que signifie un état « normal » ou « moyen » de libido. Que ce soit deux ou douze fois par jour, on estime qu’une personne souffre d’hypersexualité à partir du moment où le besoin se substitue à l’envie, où la vie professionnelle et intime en pâtissent et que les pulsions deviennent ingérables.
Preuve de l’énorme tabou qui pèse encore autour du sujet, il est extrêmement difficile d’approcher celles et ceux qui en souffrent, même sous garantie d’anonymat. Les meilleurs témoins pour nous éclairer restent alors les sexologues et psychologues. « Ça va de la consommation obsessionnelle de porno à une véritable chasse en soirée ou sur Tinder pour des rencontres faciles, jusqu’à des comportements beaucoup plus problématiques comme de l’exhibitionnisme ou du voyeurisme, jusqu’au viol et à l’inceste », explique Laure Bouquery, coach de vie et sexologue.
Elle cite également des masturbations compulsives jusqu’à se blesser, des passages réguliers aux toilettes pour assouvir des pulsions, même sur son lieu de travail ou au restaurant, une activité frénétique de séduction et parfois même une désinhibition verbale. « Lorsque la personne se rend compte que ces actes, une fois réalisés, ne parviennent pas à soulager son mal-être s’ensuit une profonde dépression. Au-delà de l’obsession, il y a aussi la peur et la honte d’être découvert·e. »
Une sexualité compulsive aux origines multiples
Reste à en trouver l’origine. L’addict sexuel n’entre dans aucun portrait type, ce serait trop simple. La cause, comme souvent, est multifactorielle. « Il peut s’agir de facteurs environnementaux ou neurobiologiques », explique Anne-Françoise Meulemans, médecin psychothérapeute et fondatrice du CentrEmergences. « Il peut découler d’un traumatisme tel qu’un abus sexuel, ou d’un trouble de l’attachement, d’une expérience sexuelle trop précoce ou d’un dysfonctionnement sexuel. Des troubles psychiques préexistants comme la dépression, mais aussi l’angoisse de l’abandon peuvent être autant de causes possibles. » Des facteurs génétiques pourraient prédisposer certaines personnes à l’hypersexualité, mais aussi la prise de certains médicaments comme des antiparkinsoniens. « La littérature scientifique pointe, dans de très rares cas, une pathologie endocrinienne, un problème hormonal », ajoute Laura Regaglia.
La solution ? Se tourner vers un·e sexologue ou un·e psychologue pour qu’une thérapie soit mise en place afin d’identifier la source du mal-être et apaiser la souffrance. Si l’hypersexualité intervient au sein d’une relation établie, une thérapie conjugale peut permettre d’ouvrir le dialogue, et déconstruire les amalgames. Parmi eux, le fait que quelqu’un qui souffre d’hypersexualité serait forcément infidèle. On trouve également des réunions semblables à celles des Alcooliques anonymes, comme la D.A.S.A. (Dépendants affectifs et sexuels anonymes) à Bruxelles et la S.L.A.A. (Anonieme seks- en liefdeverslaafden) en Flandre.
Société hypersexualisée
Car l’hypersexualité est finalement avant tout et surtout une addiction, au même titre que l’alcool ou la drogue. Pour sortir du clivage stigmatisant du « eux » et du « nous », Anne-Françoise Meulemans préfère une approche bienveillante. « Nous sommes tou·te·s addicts, tou·te·s dans la recherche compulsive du plaisir et de la récompense. L’addiction au sport, au sucre ou au travail – certes moins destructrice de prime abord – est simplement mieux tolérée au sein de la société. »
Finalement, l’origine de nos névroses révèle souvent quelque chose de la société dans laquelle nous évoluons. « Il y a eu un gros tabou autour de la sexualité au XXe siècle, puis une libération des mœurs dans les années 60. La sexualité s’est par la suite transformée en bien de consommation, avec une hypersexualisation de la société », explique la médecin psychothérapeute. Le porno, objet de consommation comme un autre, alimente les fantasmes et le passage à l’acte. La vitrine permanente d’érotisme qu’offrent les revues, la télé ou les réseaux sociaux induit une simulation omniprésente. « C’est comme si la société nourrissait finalement ses propres névroses », conclut-elle, « tout en fermant les yeux sur celles et ceux qui dévieraient de la soi-disant “norme”. »
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