Corinne Maier est psychanalyste, économiste et essayiste. Son manifeste encourage a être égoïste – ce qu’on désapprend généralement aux petites filles dès le berceau – analyse les biais qui valorisent chez les femmes les vocations tournées vers les autres. Elle pose un regard sociohistorique sur la répartition de la générosité, place le dévouement sous un microscope féministe. Des talons hauts vont se poser sur la table basse, pour le bien commun.

« L’égoïsme – cet “attachement excessif qu’on porte à soi-même qui fait que l’on recherche exclusivement son plaisir et son intérêt personnel”, ainsi que le définissent de nombreux dictionnaires – serait-il interdit aux femmes ? », se demande Corinne Maier dès les premières lignes de son « #Moi D’Abord ». En tout cas, il est mieux accepté chez les hommes, signe d’indépendance et de liberté, qualité des aventuriers. Elle cite Darwin, qui estimait au XIXe siècle (mais cette théorie-là n’a pas tellement évolué) : « La femme se distingue de l’homme par sa sollicitude et un moindre égoïsme. » Résultats des courses : 75 % des activités non rémunérées de soin et d’accompagnement reposent sur les épaules féminines, de même que 75 % des tâches ménagères et 80 % du temps consacré aux enfants. En conséquence de quoi, l’autrice, qui a quand même trouvé le temps d’écrire son livre parce qu’à elle on ne la fait plus, l’égoïsme représente l’ultime pied de biche pour faire sauter le verrou de nos charges mentales et pour récupérer (un peu) nos agendas.

Prêtes à passer en premier ? Corinne Maier est formelle : il faut arrêter de prendre soin de tout le monde, pour finir épuisée et fauchée, mais auréolée d’une vertu qui nous fait une belle jambe, quand on s’endort vidée dans le canapé. Sur la route cahoteuse de ce qu’on gagne/ce qu’on perd, elle nous éclaire un chemin buissonnier, libératoire. 

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L’amour, machine à se fabriquer des obligations

Selon la théorie développée par l’ouvrage, ce noble sentiment serait « une option pour les hommes, un devoir pour les femmes ». Ils s’occuperaient des enfants quand et s’ils ont le temps, pareil pour les repas, idem pour les soins aux parents âgés. « Les hommes qui “travaillent trop” et les workaholics constituent, paraît-il, un phénomène social de plus en plus répandu : l’explication est simple, le boulot est une manière imparable de fuir les corvées du care. »

Le livre fourmille de chiffres, mais sans en ajouter au tableau noir, l’équation est imparable : « Quand les femmes se mettent en ménage, la durée de leurs tâches domestiques augmente, alors que celle des hommes diminue, et ce, indépendamment de leur situation professionnelle. Et lorsque l’enfant paraît, les rôles genrés traditionnels se solidifient comme du béton. » En plus du temps de dévouement qu’il coûte, heures à baigner ou cuisiner qu’on n’utilise pas pour étudier ou aller aux Pilates, financièrement, l’amour ne paie pas. « Le travail de soins et d’accompagnement gratuit des femmes représente un manque à gagner de 10.000 milliards de dollars pour l’économie mondiale selon l’ONG Oxfam. » En retour, elles sont payées « en monnaie de sentiments ». Non remboursable en cash. Moralité suggérée pour vivre libérée-délurée : faites l’amour avec qui vous voulez, mais rentrez dans des appartements différents. 

Le marketing de l’omnipotence

L’avènement de la Femme des années 80, indépendante et débordée jusqu’au bout des seins, a engendré son corollaire de culpabilité subtilement distillée dans les mamelles du surmenage : « On nous répète que les femmes peuvent tout avoir, de l’amour, des enfants, du travail, de l’argent et la liberté d’accomplir leurs rêves, puisque “tout est une question d’organisation.” » Ce qui implique que si elle n’y arrive pas, la femme s’est mal débrouillée.

Corinne Maier appelle ça le « babywashing ». La solution du mi-temps ? « Un piège qui scotche les femmes sur la sphère domestique et qui les maintient dans des boulots sans intérêt. » En tant que femme, l’autrice ne compte pas ses heures, mais partage encore des statistiques : en Allemagne, une mère aura gagné à 45 ans 285.000 euros de moins qu’une femme qui a travaillé à temps plein sans interruption. Ce montant, c’est celui d’un logement à soi, un nid à part, même un bureau sous les combles pour s’aérer les idées. Ni à Paris ni à Londres, mais vous avez compris l’idée. 

Vieux, mais mieux

« Les hommes mariés ou en couple sont en meilleure santé que les hommes seuls et vivent plus longtemps ; en revanche, les femmes mariées meurent plus tôt que si elles n’avaient pas été mariées. » Globalement, la paternité augmente pour les hommes les chances d’être embauchés et d’être augmentés tandis que patine l’évolution professionnelle des personnes avec qui ils ont fait leurs enfants. Parmi les « nouveaux pères », en vrai, combien mettent leur carrière entre parenthèses ? Corinne Maier ose un constat choc : « Non seulement la famille constitue un frein à l’autonomie des femmes, mais elle les appauvrit systématiquement. » Elle rappelle au passage qu’après une séparation, les femmes perdent environ 20 % de leurs revenus, 3 % pour les hommes.

De quoi bétonner, radicalement et vigoureusement, son indépendance financière, en couple ou non.  Et aussi, chérir ses aînés, mais en dehors des heures de bureau : il est fréquent que les fils soient mieux lotis au moment de l’ouverture du testament, quel que soit le nombre d’épisodes des « Feux de l’Amour » que leurs sœurs se sont enfilés en préparant du pudding sans grumeaux et sans adieux pour leurs aïeux. 

©Unsplash – Sai de Silva

L’ego-thérapie, pour passer du mi-figue au #Me D’abord

L’autrice répète qu’être libre, c’est penser d’abord à soi. C’est d’ailleurs le meilleur moyen d’être éventuellement disponible pour autrui, mais de façon équilibrée, pas clouée à la planche à repasser. Comme en cas de dépressurisation en avion : on prend le masque à oxygène d’abord, pour pouvoir être utile éventuellement.

« Sartre disait en une phrase restée célèbre que “l’enfer, c’est les autres”.  Or l’enfer, ce sont les autres dont on s’occupe. » Le poids des attentes sociales, le choc des opportunités qui passent. Les métiers créatifs s’en sortent un peu mieux, parce qu’ils impliquent une réflexion plus égoïste : on écrit, on peint, on conçoit, on crée à l’encre de soi. Le conseil de Corinne Maier : les femmes devraient se diriger vers des carrières où elles sont sous-représentées. Elles sont faciles à identifier : ce sont généralement les plus valorisées.   

Générosité bien distribuée commence par soi-même

Ne pas s’épuiser est plutôt simple : il suffit de dire qu’on est fatiguée quand on l’est, ou quand ça nous arrange. « Jouez la personne submergée d’activités. La fatigue affichée est une excellente excuse pour s’économiser. »

Et question économies, Corinne Maier invite les femmes à radiner et à ne pas couvrir leur entourage de cadeaux. Être trop gâtés étouffe l’ambition des marmots. Ensuite, cet argent, vous serez bien contente de l’avoir de côté quand ils essayeront de vous caser dans une maison de retraite déclassée au fond d’un terrain vague. 

Échapper à l’exigence de perfection sur tous les plans exige ce que l’essayiste appelle « trouver la force de se préférer ». Son postulat soutient que lorsque les femmes s’y mettront toutes ensemble, le poids de leur détermination rééquilibrera ce monde qui tourne en grande partie grâce à l’énergie de leur travail gratuit. Corinne appelle à baisser les bras, en acte de résistance passive pour répartir équitablement les charges de la société. Ce temps pour nous, on le prendra déjà en lisant son livre, pendant que le bain déborde et que les courses décongèlent dans l’entrée.

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