Amante de l’ombre, Sybille ne se relève pas de la disparition de son amour.
Je ne m’en remets pas. Je suis entourée de chagrin, de solitude et d’incompréhensions. Benjamin est mort il y a deux ans et je ne parviens pas à surmonter ce choc. Je n’ai pas été informée tout de suite, je n’ai pas été consolée, personne ne m’a présenté ses condoléances. Car je n’existais pas dans la vie de Benjamin. J’étais sa « maîtresse » (je déteste ce qualificatif). Il était mon grand amour.
Benjamin a été victime d’un accident de travail. Il était entrepreneur, il a fait une chute mortelle lors de la visite d’un chantier. Il avait 39 ans. On se connaissait depuis dix ans et on avait une relation depuis presque trois ans. Sa femme et lui étaient amis avec des gens que je fréquentais, on se croisait lors de soirées. Je l’ai toujours trouvé séduisant, drôle, brillant, puissant. Je l’ai croisé par hasard un samedi matin dans un magasin de bricolage. J’avais un projet d’aménagement de ma cuisine, il m’a donné des conseils et m’a proposé de passer à la maison pour me faire profiter de son expérience. Ni lui ni moi n’avions de mauvaises intentions, mais dans les jours qui ont précédé sa visite, je me suis rendu compte que je commençais à fantasmer. J’étais troublée. Durant sa visite, nous étions tous les deux timides, on riait comme des ados. Après qu’il est parti, j’étais convaincue que nous allions vivre une grande histoire. Il est revenu le lendemain sous prétexte de prendre des mesures. À peine la porte franchie, je l’ai embrassé et il m’a rendu mon baiser. On était étourdis, excités, passionnés. C’était le début de ce qui allait devenir la plus grande histoire d’amour de ma vie.
J’étais célibataire, pas lui. Je sais que ça me classe dans la catégorie des pauvres filles, dans les rangs de celles qui se cachent la triste réalité. Une maîtresse, une fille disponible, une naïve, une idiote. Benjamin ne voulait pas quitter sa femme. Il ne parlait tout simplement pas d’elle. Elle n’existait pas. Il ne disait jamais « nous ». Je connaissais ses horaires, ses disponibilités, son job comme le mien nous permettait de nous retrouver chez moi deux ou trois fois par semaine. Il est arrivé qu’il puisse passer une soirée complète avec moi, et une fois même une nuit. Je n’ai pas demandé d’explications, j’ai supposé que sa femme était en déplacement ou en week-end entre copines. Nous ne sortions pas, on avait trop de connaissances en commun. Je n’en ai parlé à personne. Ma meilleure amie – qui connaissait la situation, mais pas son nom – l’appelait « le Mystère ». Mon appart était le cocon de notre amour. C’est pathétique, je sais. Si quelqu’un m’expliquait ça, je penserais qu’il ou elle perd son temps. Mais j’aimais Benjamin sans en attendre davantage, c’est tout.
« J’étais célibataire, pas lui. Je sais que ça me classe dans la catégorie des pauvres filles, dans les rangs de celles qui se cachent la triste réalité »
Le jour de son accident, il devait me rejoindre. Il devait arriver vers 15 h et il ne m’avait jamais fait faux bon. À 16 h, j’ai commencé à m’impatienter. À 17 h, j’étais inquiète. À 18 h, j’étais paniquée. Mais il était trop tard pour lui envoyer un message. Nous ne nous écrivions jamais après 15 h 30 et il effaçait systématiquement toutes nos conversations. Je n’ai pas osé l’appeler. J’ai passé une nuit épouvantable. J’ai imaginé que sa femme avait tout découvert. C’était la pire chose qui, selon moi, pouvait arriver. Car je savais que si nous étions découverts, il m’abandonnerait pour sauver son couple.
Je n’avais pas dormi, je me suis déclarée malade. À 9 h – heure à laquelle je pouvais commencer à le contacter –, j’ai appelé. Je suis tombée directement sur sa messagerie. J’ai rappelé plusieurs fois. Rien. J’apprendrai plus tard que son téléphone avait été cassé lors de sa chute, me laissant dans un total anonymat.
J’ai laissé passer la matinée et j’ai pris ma voiture pour passer devant chez lui. Ses parents étaient garés devant la maison et des gens entraient et sortaient. Une sorte d’agitation que je n’ai pas comprise. J’ai pensé que sa femme ou ses enfants étaient malades, que sa mère ou son père avait eu un problème ou qu’ils étaient venus garder les gamins fiévreux… Ça m’a rassurée. J’ai pensé « ouf, il a été retenu et il n’a pas réussi à me prévenir ». Je suis rentrée chez moi, soulagée, complètement dans le déni qu’une chose grave s’était passée. J’ai allumé mon ordi pour bosser un peu. Je me suis loggée sur Insta puis sur Facebook. J’ai scrollé. Dans mon fil, une photo de Benjamin, souriant, debout dans le sable de la mer du Nord. Je n’ai pas lu le texte du post, mais les emojis « colombe » m’ont glacée. Mon cerveau s’est mis en pause. J’ai continué à scroller jusqu’à ce qu’une autre photo de lui apparaisse. Lui, hilare, avec un casque de chantier jaune sur la tête. Une photo accompagnée d’un autre texte, des emojis « larmes », des cœurs blancs. J’ai rampé jusqu’à ma salle de bains, pliée en deux par les nausées. J’ai passé plusieurs heures clouées au sol, à pleurer jusqu’à en vomir.
« J’ai rampé jusque ma salle de bains, pliée en deux par les nausées. J’ai passé plusieurs heures clouées au sol, à pleurer jusqu’à en vomir »
Je ne sais plus à quelle heure j’ai trouvé la force de lire les posts. Nous avions 152 ami·e·s en commun, 44 avaient posté un hommage. J’ai compris qu’il s’agissait d’un accident survenu la veille vers midi. J’ai appris où son corps reposait et quand et où aurait lieu la cérémonie. Mon amour était mort. Je suis allée au funérarium, sa femme ne m’a pas reconnue, elle avait l’air complètement anesthésiée. Je me suis mordu l’intérieur des joues si fort pour ne pas m’évanouir que j’ai eu un goût de sang dans la bouche pendant plusieurs jours. Je lui ai promis de ne pas révéler notre secret et notre amour, de ne jamais abîmer son image. Le jour de l’enterrement, j’étais bourrée de médicaments. Je m’étais confiée à mon médecin traitant qui m’avait prescrit des anxiolytiques pour me permettre de dormir et de fonctionner. Je suis restée au fond de l’église, je me suis tenue discrètement derrière la foule venue nombreuse. J’ai salué beaucoup de gens que ma présence n’étonnait pas tant il y avait de monde. J’ai mis des semaines à sortir de l’effroi et des mois avant de me réalimenter correctement. J’ai dit à mes collègues et à mes client·e·s que j’avais un covid long pour justifier ma pâleur constante. Et il y a trois semaines, j’ai décidé de consulter. Je dois revivre, je dois y arriver. Pour moi, pour lui…
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