Qui met encore les pieds sur Facebook aujourd’hui ? À part pour recevoir le précieux rappel de l’anniversaire d’un collègue ou pour organiser un événement de groupe. Néanmoins, le réseau social n’est pas complètement tombé en désuétude lorsqu’il s’agit de certains groupes secrets que l’on se refile sous le coude… pour le meilleur, et pour le pire.
Any tea or any red flag ?
“Are we dating the same guy”. L’idée de ce groupe Facebook est née à New York en 2022 et il compte déjà plus de 200 000 membres. Il s’est depuis étendu à près de 120 pays à travers le monde, dont la Belgique. Si le groupe belge compte un peu plus de 3 000 personnes à peine, il demeure extrêmement prolifique. Le concept ? Un espace uniquement réservé aux femmes pour “s’entraider et se protéger des hommes dangereux et/ou toxiques” (selon les mots de sa fondatrice, Paola Sanchez).
Concrètement, il s’agit de poster une capture d’écran du profil Tinder, Bumble ou autres de son match, accompagné de son prénom, de son âge et de sa ville, le tout surmonté de la question “any tea ?” ou “any red flag ?”. Il ne reste ensuite plus qu’à attendre le soutien de la communauté. Zéro réaction ? Le mec semble clean. Dans d’autres cas, le flot de commentaires s’emballe. Certaines femmes relatent leurs expériences : “refuse de se protéger à moins que l’on l’y force”, “dangereux”, “pervers”… Certaines vont même jusqu’à détailler des cas de coercition, d’agressions, de racisme, de catfish ou d’abus.
Sororité et dérives
L’enjeu initial derrière est éminemment noble. Il s’agit de dénoncer de potentiels agresseurs qui repèrent leurs victimes sur les apps de rencontre. D’autant qu’il a été démontré que les applis facilitaient les violences envers les femmes. Selon un rapport du Pew Research Center datant de février 2023, près de la moitié des adultes américains estiment que les rencontres en ligne ne sont pas sûres, les femmes étant plus susceptibles que les hommes d’en arriver à cette conclusion. Deux tiers des femmes âgées de 18 à 49 ans qui ont utilisé des applications de rencontre disent avoir reçu une image sexuellement explicite qu’elles n’avaient pas demandée, avoir été recontactées après avoir dit qu’elles n’étaient pas intéressées, avoir été traitées de façon offensante ou carrément menacées de préjudices physiques, selon l’enquête.
Dans un tel contexte, difficile de s’étonner de voir des femmes prendre leurs précautions avant de rencontrer un partenaire en ligne. Seul bémol, la définition très nébuleuse du mot “red flag”. Dans les commentaires en ligne, on croise ainsi des pratiques de “love bombing”, de “gaslighting” ou de tromperie. Parfois, il s’agit d’un dragueur, d’un relou, d’un pingre, d’un mec qui ne s’est jamais pointé au rendez-vous ou d’un gars tout simplement inintéressant. Des catégorisations arbitraires puisque tout le monde a le droit de publier sur le groupe de manière anonyme, et que l’intéressé n’a pas l’occasion d’expliquer son point de vue en retour. Là, se pose la question des dérives de cette grande sororité : a-t-on le droit d’afficher des hommes en ligne sous n’importe quel prétexte ? Comment filtrer le vrai du faux ? Le comportement problématique de la mauvaise expérience ? La démarche philanthropique du voyeurisme ?
Quels sont les risques ?
Le doxxing et la fuite d’infos en dehors du groupe sont évidemment proscrits. Mais quand plusieurs centaines de milliers de membres s’y regroupent, les règles deviennent difficiles à faire respecter, les allégations préjudiciables peuvent prendre de l’ampleur et remonter jusqu’aux hommes accusés. Toute une série de questions juridiques, éthiques et de sécurité se posent alors. C’est ce qui s’est passé l’été dernier au Canada. Un homme de 41 ans a porté plainte pour diffamation et a réclamé 35 000 euros de dommages et intérêts aux administratrices du groupe local de sa ville, selon Radio-Canada
“Il y a près d’un an, on a commencé à avoir de plus en plus d’appels de la part d’hommes désemparés qui se plaignaient d’avoir été “affichés” sur “Are we dating the same guy“, et nous demandaient quels étaient les recours possibles”, retrace à ce propos Daniel Powell, du cabinet américain d’avocats spécialisé en e-réputation Minc Law, au média français Usbek & Rica. “Aujourd’hui, on est sollicités jusqu’à cinq fois par semaine sur ce sujet. (…) La plupart du temps, nous parvenons à régler le problème en demandant simplement aux modératrices des pages de retirer les publications que nous jugeons répréhensibles. Nous n’avons pas encore eu besoin d’aller jusqu’au tribunal”.
Un mal nécessaire ?
Les groupes comme “Are we dating the same guy” présentent immanquablement des lacunes. Et on peut légitimement se poser la question de savoir si un forum en ligne est le meilleur moyen d’assurer la sécurité des femmes. Néanmoins, comme l’illustre le mouvement #MeToo, le tribunal médiatique (ou en ligne) n’est malheureusement que le résultat des défaillances judiciaires. Ce type de groupe apparaît dès lors comme un outil nécessaire, bien qu’imparfait.
Évidemment, les médias sociaux peuvent aussi faire office de véritable arène de tyrannie publique. Certains hommes racontent comment ils ont été remis en question par leurs employeurs et leurs proches à cause d’accusations qu’ils jugent fausses. Beaucoup seront néanmoins d’accord pour dire que lorsque plusieurs dizaines d’avis de femmes se corroborent autour d’un profil, c’est qu’il y a peut-être un problème. Au lieu de crier à l’opprobre, il serait peut-être nécessaire de s’interroger : ai-je quelque chose à me reprocher ?
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